A. Smith

Premièrement, l'accroissement de l'habileté dans l'ouvrier augmente la quantité d'ouvrage qu'il peut accomplir, et la division du travail, en réduisant la tâche de chaque homme à quelque opération très simple et en faisant de cette opération la seule occupation de sa vie, lui fait acquérir nécessairement une très grande dextérité. Un forgeron ordinaire qui, bien qu'habitué à manier le marteau, n'a cependant jamais été habitué à faire des clous, s'il est obligé par hasard de s'essayer à en faire, viendra très difficilement à bout d'en faire deux ou trois cents dans sa journée; encore seront-ils fort mauvais. Un forgeron qui aura été accoutumé à en faire, mais qui n'en aura pas fait - son unique métier, aura peine, avec la plus grande diligence, à en fournir dans un jour plus de huit cents ou d'un millier. Or, j'ai vu des jeunes gens au-dessous de vingt ans, n'ayant jamais exercé d'autre métier que celui de faire des clous, qui, lorsqu'ils étaient en train, pouvaient fournir chacun plus de deux mille trois cents clous par jour. Toutefois, la façon d'un clou n'est pas une des opérations les plus simples. La même personne fait aller les soufflets, attise ou dispose le feu quand il en est besoin, chauffe le fer et forge chaque partie du clou. En forgeant la tête, il faut qu'elle change d'outils. Les différentes opérations dans lesquelles se subdivise la façon d'une épingle ou d'un bouton de métal sont toutes beaucoup plus simples, et la dextérité d'une personne qui n'a pas eu dans sa vie d'autres occupations que celles-là, est ordinairement beaucoup plus grande. La rapidité avec laquelle quelques-unes de ces opérations s'exécutent dans les fabriques passe tout ce qu'on pourrait imaginer; et ceux qui n'en ont pas été témoins ne sauraient croire que la main de l'homme fût capable d'acquérir autant d'agilité.

En second lieu, l'avantage qu'on gagne à épargner le temps qui se perd communément en passant d'une sorte d'ouvrage à une autre, est beaucoup plus grand que nous ne pourrions le penser au premier coup d'oeil. Il est impossible de passer très vite d'une espèce de travail à une autre qui exige un changement de place et des outils différents. Un tisserand de la campagne, qui exploite une petite ferme, perd une grande partie de son temps à aller de son métier à son champ, et de son champ à son métier. Quand les deux métiers peuvent être établis dans le même atelier, la perte du temps est sans doute beaucoup moindre; néanmoins elle ne laisse pas d'être considérable. Ordinairement, un homme perd un peu de temps en passant d'une besogne à une autre. Quand il commence à se mettre à ce nouveau travail, il est rare qu'il soit d'abord bien en train; il n'a pas, comme on dit, le coeur à l'ouvrage, et pendant quelques moments il niaise plutôt qu'il ne travaille de bon coeur. Cette habitude de flâner et de travailler sans application et avec nonchalance est naturelle à l'ouvrier de la campagne, ou plutôt il la contracte nécessairement, étant obligé de changer d'ouvrage et d'outils à chaque demi-heure, et de mettre la main chaque jour de sa vie à vingt besognes différentes; elle le rend presque toujours paresseux et incapable d'un travail sérieux et appliqué, même dans les occasions où il est le plus pressé d'ouvrage. Ainsi, indépendamment de ce qui lui manque en dextérité, cette seule raison diminuera considérablement la quantité d'ouvrage qu'il sera en état d'accomplir.

En troisième et dernier lieu, tout le monde sent combien l'emploi de machines propres à un ouvrage abrège et facilite le travail. Il est inutile d'en chercher des exemples. Je ferai remarquer seulement qu'il semble que c'est à la division du travail qu'est originairement due l'invention de toutes ces machines propres à abréger et à faciliter le travail. Quand l'attention d'un homme est toute dirigée vers un objet, il est bien plus propre à découvrir les méthodes les plus promptes et les plus aisées pour l'atteindre, que lorsque cette attention embrasse une grande variété de choses. Or, en conséquence de la division du travail, l'attention de chaque homme est naturellement fixée tout entière sur un objet très simple. On doit donc naturellement attendre que quelqu'un de ceux qui sont employés à une branche séparée d'un ouvrage, trouvera bientôt la méthode la plus courte et la plus facile de remplir sa tâche particulière, si la nature de cette tâche permet de l'espérer. Une grande partie des machines employées dans ces manufactures où le travail est le plus subdivisé, ont été originairement inventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appliquaient toutes leurs pensées à trouver les moyens les plus courts et les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leur seule occupation. Il n'y a personne d'accoutumé à visiter les manufactures, à qui on n'ait fait voir une machine ingénieuse imaginée par quelque pauvre ouvrier pour abréger et faciliter sa besogne. Dans les premières machines à feu, il y avait un petit garçon continuellement occupé à ouvrir et à fermer alternativement la communication entre la chaudière et le cylindre, suivant que le piston montait ou descendait. L'un de ces petits garçons, qui avait envie de jouer avec ses camarades, observa qu'en mettant un cordon au manche de la soupape qui ouvrait cette communication, et en attachant ce cordon à une autre partie de la machine, cette soupape s'ouvrirait et se fermerait sans lui, et qu'il aurait la liberté de jouer tout à son aise. Ainsi, une des découvertes qui a le plus contribué à perfectionner ces sortes de machines depuis leur invention, est due à un enfant qui ne cherchait qu'à s'épargner de la peine.

Cependant il s'en faut de beaucoup que toutes les découvertes tendant à perfectionner les machines et les outils aient été faites par les hommes destinés à s'en servir personnellement. Un grand nombre est dû à l'industrie des constructeurs de machines, depuis que cette industrie est devenue l'objet d'une profession particulière, et quelques unes à l'habileté de ceux qu'on nomme savants ou théoriciens, dont la profession est de ne rien faire, mais de tout observer, et qui, par cette raison, se trouvent souvent en état de combiner les forces des choses les plus éloignées et les plus dissemblables. Dans une société avancée, les fonctions philosophiques ou spéculatives deviennent, comme tout autre emploi, la principale ou la seule occupation d'une classe particulière de citoyens. Cette occupation, comme tout autre, est aussi subdivisée en un grand nombre de branches différentes, dont chacune occupe une classe particulière de savants, et cette subdivision du travail, dans les sciences comme en toute autre chose, tend à accroître l'habileté et à épargner du temps. Chaque individu acquiert beaucoup plus d'expérience et d'aptitude dans la branche particulière qu'il a adoptée; il y a au total plus de travail accompli, et la somme des connaissances en est considérablement augmentée.

Cette grande multiplication dans les produits de tous les différents arts et métiers, résultant de la division du travail, est ce qui, dans une société bien gouvernée, donne lieu à cette opulence générale qui se répand jusque dans les dernières classes du peuple.

A. Smith,. La richesse des Nations op. cit. pages 75-77