Alain Finkielkraut : Dans Misères du présent, richesse du possible, André Gorz écrit " Un nouveau système s'est mis en place qui abolit massivement le travail. Il restaure les pires formes de domination, d'asservissement, d'exploitation en contraignant tous à se battre pour obtenir ce travail qu'il abolit. Ce n'est pas cette abolition qu'il faut lui reprocher, c'est de prétendre perpétuer comme obligation, comme norme, comme fondement irremplaçable des droits et de la dignité de tous ce même travail dont il abolit les normes, la dignité et l'accessibilité. Il faut oser vouloir l'exode de la société du travail. " Qu'est-ce que cette exhortation fracassante vous inspire ?

Dominique Méda : J'approuve cette exhortation d'inspiration aristotélicienne à saisir sa chance. Toutefois, à la différence d'André Gorz, je ne pense pas que nous vivions déjà la fin du travail. Ma position, qui est philosophique et non sociologique (je ne décris pas ce qui se passe) consiste à souhaiter que le travail occupe une place moins importante dans nos vies et à démontrer pourquoi cela serait bien pour nos sociétés.

Alain Finkielkraut : Cela vous met directement en porte-à-faux par rapport au discours dominant.

Dominique Méda : La principale critique que l'on m'a formulée est d'avoir sous-estimé l'épreuve que constitue le fait de vivre sans travail. Cela est faux. Je crois simplement que, pour mieux traiter le chômage, il est indispensable de revenir à la question plus générale du travail.

Dominique Schnapper : Les sociétés modernes comme la nôtre ont mis au centre de leur projet la maîtrise de la nature et la production de richesses; ce sont fondamentalement des sociétés de travail. Par travail, il ne faut pas entendre seulement la forme de travail dominante durant les Trentes Glorieuses : l'emploi salarié, exercé à temps plein. Le travail peut prendre des formes différentes. Mais il ne faut pas négliger le lien originel, qui reste essentiel, entre le travail productif et la citoyenneté. La société moderne est fondée sur la double valeur de l'individu-citoyen et du producteur. Le citoyen moderne acquiert sa dignité en travaillant. Constater ou prôner la fin du travail ou de la valeur travail, c'est nier la réalité de la société dans laquelle nous vivons. Or, ce qu'André Gorz et Dominique Méda proposent, c'est de penser une nouvelle société par-delà le travail. Pour ma part je considère que, au lieu d'envisager la fin du travail, il faut penser les nouvelles formes de travail.

Dominique Méda : Personne aujourd'hui ne soutient la position absurde qui consiste à dire que l'on peut se passer du travail, trouver un autre principe structurant de nos sociétés. La question n'est pas celle-là. En revanche, la place qu'occupe aujourd'hui le travail dans nos sociétés est un problème. Son emprise sur l'ensemble de la vie sociale n'est pas en contradiction avec le drame que constitue l'absence de travail: il s'agit d'une même réalité. Et toutes les solutions proposées aujourd'hui pour lutter contre le chômage - parfaitement compréhensibles dans le court terme - ne font que renforcer cette emprise, donc ne permettent pas de traiter en profondeur les problèmes auxquels nous sommes confrontés. Je prends deux exemples.
Un autre modèle consiste à en appeler à de " nouvelles activités ", qui seraient exercées par les exclus du système productif classique, les nouveaux " handicapés sociaux" donc.
Une telle solution est la porte ouverte à une dualisation inéluctable de notre société.
Toutes ces propositions qui s'accrochent au travail, au point de ne plus l'envisager que comme une occupation, ne conviennent pas. Au lieu de créer des sous-activités pour singer le travail, mieux vaudrait que chacun en ait un véritable, au temps plus réduit, mais exercé au sein de règles protectrices identiques pour tous, et qu'à côté se développent d'autres activités, non productives, mais extrêmement nécessaires à l'équilibre individuel et à la " cohésion sociale ", comme on dit.

Dominique Schnapper : Le problème n'est pas d'occuper les gens. On peut en occuper autant que l'on veut. Les besoins des hommes en soins médicaux mais aussi éducatifs, culturels, etc., sont illimités. Au siècle passé, qui aurait pu imaginer la demande actuelle en activités de loisirs, en consultations médicales ? La société moderne fabrique toute sorte de besoin. Nombre d'entre eux ont jusqu'ici été assurés gratuitement par les femmes dans le cadre de la cellule familiale. L'enjeu est de les reconnaître dans leur pleine dignité et de les transformer en emplois professionnalisés. Ce qui implique que l'efficacité et la créativité du secteur concurrentiel permette une fois encore, comme cela s'est produit lors des révolutions technologiques précédentes, le " déversement " de la population " libérée " des secteurs directement productifs dans les secteurs des soins aux personnes, c'est-à-dire dans les secteurs sociaux, sanitaires et culturels. Même s'ils sont moins directement liés à la production concurrentielle, les nouveaux emplois ainsi créés sont solvables.

Dominique Méda : C'est d'une certaine manière la thèse que défend aussi l'Américain jeremy Rifkin. Selon lui en effet, le partage du travail ne suffira pas; il faut donc créer un " tiers secteur " (situé entre l'Etat et le secteur privé) qui sera le ferment d'une nouvelle société avec des activités de nature communautaire. Ce qui me gène dans cette thèse, c'est qu'on conçoit un nouveau secteur qui serait réservé à certaines catégories de personnes : celles qui sont expulsées du système productif classique ou qui n'auront pas pu y rentrer.

Dominique Schnapper : Ce que j'entends par soins aux personnes va bien au-delà de la seule assistance aux malades, aux personnes âgées... j'inclus aussi toutes les professions d'éducation, d'enseignement, les artistes... Bref, un secteur distinct du secteur de la production et voué au développement des relations humaines. La réorganisation économique entraîne inévitablement le déversement des populations d'un secteur à l'autre. L'exode rural que la France a connu n'a pas été autre chose que l'" expulsion " de la majorité de la population rurale de l'économie agricole et son " absorption " par l'industrie.

Dominique Méda : Le développement de ce secteur que vous appelez de vos vœux implique d'envisager une richesse sociale au côté de la richesse économique, de reconsidérer nos indicateurs de richesse à commencer par le PIB. A défaut, les nouveaux emplois d'utilité sociale resteront ce qu'il sont: des emplois dévalorisés parce que justement à finalité sociale dans une société qui privilégie avant tout l'économique.

Alain Finkielkraut : Dominique Méda, dans votre livre vous rappelez que le travail n'est pas une donnée anthropologique mais une donnée historique. Il y a un moment dans l'histoire des sociétés modernes où le travail a été sacralisé. Rien ne dit qu'il en sera toujours ainsi. Qu'est-ce que pourrait être une société sans travail ?

Dominique Méda : Je répète qu'il ne s'agit en aucune manière d'imaginer une société sans travail. Il s'agit de penser une société où le travail n'occuperait plus la place centrale qu'il occupe aujourd'hui et où l'activité productive se développerait concurremment et à côté d'autres activités, qui auraient elles aussi leur place, donc leur temps. Tout le problème est de démontrer que ces activités sont tout aussi nécessaires que la production de biens et services, et de réfléchir à leur articulation. C'est le rôle des intellectuels - et peut-être particulièrement de la philosophie - de dessiner des modèles de société possibles, de les proposer à la réflexion, de les soumettre au débat. Au modèle actuel de partage du travail, où les jeunes, les plus de cinquante-cinq ans et bien d'autres accèdent au travail avec de plus en plus de difficultés, pendant que les autres sont débordés, ou aux modèles dualistes que l'on tente de rendre désirables, j'oppose un autre modèle. Celui où tous les individus auraient accès à la gamme diversifiée des activités humaines (celles qui rendent pleinement humains les hommes et pleinement civilisée la société) : le travail, à travers la participation rémunérée à la production de biens et services; l'activité politique (qui pourrait consister à consacrer du temps aux affaires publiques, aux décisions qui façonnent notre vie quotidienne, à l'amélioration de nos conditions de vie); l'activité culturelle au sens large, à travers la mise en valeur non monétaire de nos capacités; sans oublier l'activité amicale, amoureuse, familiale (c'est-à-dire l'échange non marchand). Aujourd'hui, la position dans le travail détermine tout le reste. En manquer implique derechef la non-participation à la vie sociale, politique, culturelle. Ceux qui travaillent le plus, en revanche, sont également ceux qui sont le plus impliqués dans les autres sphères. Ce que je propose, au contraire, c'est une société où, grâce à la relativisation - mais aussi à la sécurisation - de la sphère du travail, les individus développeraient leurs investissements dans les différentes sphères à la fois.

Alain Finkielkraut : Dominique Schnapper, qu'est-ce qu'un tel modèle vous inspire?

Dominique Schnapper : On peut rêver d'une autre société que la nôtre et je ne dénie pas au philosophe le droit de dessiner les modèles d'une autre société - d'autant que je partage les mêmes valeurs. Mais la critique doit faire des distinctions. La société du travail comporte ses excès et ses effets pervers, dont certains sont d'ailleurs spécifiquement français. Il faut les critiquer mais cela ne doit pas entraîner une critique radicale. Sauf à tomber dans l'utopie, on ne peut imaginer une société d'où serait évacué le lien entre citoyenneté et activité productive. Votre livre, en montrant que le travail est lié à la société moderne, démontre que c'en est une caractéristique essentielle.
Il faut penser les nouvelles formes que peut prendre le travail, étant donné la révolution informatique et la mondialisation d'une partie de l'économie. Nous pouvons orienter ces mutations, travailler à la juste revalorisation des valeurs humanistes, souvent oubliées dans certains secteurs de la vie économique la plus concurrentielle, mais à condition de ne pas opposer le marché et la concurrence aux activités politiques et culturelles. Encore une fois, c'est l'efficacité du secteur concurrentiel qui permet de développer les autres dimensions de la vie collective. Aux Etats-Unis, au cours des dix dernières années, c'est le secteur de l'entertainment qui a créé le plus d'emplois. Ce sont les progrès de la productivité qui permettent à un nombre croissant de personnes d'avoir des activités non directement productives. La meilleure politique contre le chômage à long terme, c'est la croissance, c'est d'aider les entreprises à créer plus de richesses.

Propos retranscrits par Sylvain Allemand, in Sciences humaines N°78, déc. 97, page 29-31.

PROPOS RETRANSCRITS PAR SYLVAIN ALLEMAND,